Les agriculteurs face aux attentes contradictoires de la société

par | 28 Fév 2024

Sandrine Besnoit est enseignante-chercheuse en sciences de gestion et du management. 

Depuis 2019, elle axe ses recherches sur les agriculteurs et agricultrices et met en exergue les tensions de rôle, c’est-à-dire l’écart et le conflit qui existent entre les attentes multiples de la société vis-à-vis de la profession.

Vous êtes enseignante-chercheuse en sciences de gestion et du management. Quand et comment avez-vous commencé à travailler sur l’agriculture et les agriculteurs ?

J’ai commencé un doctorat en 2018-2019. De ce travail est née une thèse « Travailler, tenir, résister en agriculture » que je soutiendrai prochainement. Au début, je me suis intéressée au stress des agriculteurs – c’était la commande de l’université – je suis allée sur le terrain, en région Centre-Val de Loire, plutôt dans la filière conventionnelle, afin de les rencontrer.
Pendant près de cinq ans, j’ai donc rencontré 43 agriculteurs, dont certains que j’ai suivi dans la durée, pendant plusieurs années. Ma méthode consistait à les écouter : il n’y avait pas d’entretien, pas de questions. Je souhaitais savoir comment ils tenaient malgré le contexte qui les entourait.
Je voyais que leurs conditions de travail n’étaient pas simples mais je ne voyais pas la question du stress émerger – ce qui ne veut pas dire que le stress n’existe pas. Ils ne le nommaient pas. Et quand je leur posais la question, ils la balayaient. J’ai compris alors que je tenais quelque chose de très intéressant : les tensions de rôle.

Les tensions de rôle sont au cœur de votre travail. De quoi s’agit-il exactement ?

Les tensions de rôle illustrent l’écart qui existe entre tout ce que l’on peut attendre des agriculteurs. Ces derniers ont des casquettes nombreuses et doivent répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire, aux enjeux économiques, sanitaires, environnementaux, à l’enjeu de vivre de leur métier également.
Tout cela forme des attentes assez peu compatibles entre elles. Comment produire, tout en respectant l’environnement, avec des prix bas, en proximité, etc. ? Ces attentes multiples entrent en contradiction. Ce en même-temps est parfois, voire souvent, impossible à tenir. Les agriculteurs font face à une équation impossible, une question insoluble.

Et pourtant, malgré ces tensions, vous montrez dans vos travaux que les agriculteurs tiennent, résistent ?

Oui, il y a un certain décalage entre le discours syndical et le terrain : les agriculteurs tiennent. Le monde agricole est complexe, multiple, avec différents visages et réalités. Certes, les agriculteurs font face à de nombreuses tensions et parfois ils basculent (stress, suicide). Mais, dans l’ensemble, bien que ce ne soit pas facile, ils tiennent dans la complexité, avec une certaine créativité. Car même dans les situations compliquées, ils sont résiliant.

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Ce que j’ai observé, ce qui fonctionne, c’est la tendance à limiter la dépendance. Lorsqu’ils mettent en place de nouveaux modèles, notamment en agriculture biologique, qu’ils augmentent la complexité de leur exploitation, qu’ils se diversifient davantage et développent d’autres circuits de distributions, ils augmentent la résilience et résistent bien.
Lors de certaines crises (gel, sécheresse, Covid), certains résistent mieux que d’autres. Et ce sont souvent ceux qui se positionnent comme chef d’entreprises, avec un modèle économique, qui parlent de rentabilité, de performance, de rémunération et de conditions de travail.
Mon travail permet de comprendre que cela ne va pas si mal. Quand on demande aux agriculteurs de s’adapter aux tensions intrinsèques à l’exercice du métier, ils savent faire. Il y a toujours eu des normes et des contraintes dans ce métier.

La question des normes s’est beaucoup invitée dans le débat à l’occasion des récents mouvements d’agriculteurs. Pourquoi ?

Les normes disent quelque chose d’un modèle agricole, celui de la PAC, et cristallisent la colère. Elles ramènent à la question de la dépendance et de l’autonomie et des tensions entre les deux. Les agriculteurs aiment ce métier car ils se sentent autonomes. Et fondamentalement, ce qui est assez paradoxal, ils sont autonomes mais très contrôlés. 

Pourquoi ce mouvement de contestations a-t-il émergé ces dernières semaines ?

Il y a plusieurs facteurs mais c’est un peu le bon mouvement au bon moment. Il s’inscrit dans la continuité du mouvement de retournement des panneaux « On marche sur la tête ». Il y a des échéances syndicales, électorales [les élections européennes]. Les agriculteurs ont plus de temps car c’est une saison où l’on passe moins de temps dans les champs. Il y avait aussi une fenêtre médiatique, avec l’approche du Salon de l’agriculture.
Ce mouvement-là ne m’a pas surprise car il s’inscrivait dans la continuité des précédents. On oublie qu’il y a régulièrement des mouvements d’agriculteurs. Ces derniers vont devant les DDT (Direction départementale des territoires), les agences de l’eau, etc.
C’est plutôt sain que les agriculteurs manifestent. Je crois beaucoup aux collectifs, cela permet de se faire entendre et d’être vus car il y a parfois une déconnexion entre l’agriculteur et le consommateur. C’est aussi un moment de partage avec les pairs car beaucoup ont une pratique du métier solitaire ou encore un moyen de redire ce qu’est leur métier.

Le mouvement semble s’être stoppé après les mesures annoncées par le gouvernement. Puis a repris.

Lors de ce mouvement qui portait sur des questions de fonds, on a beaucoup entendu parler du poids des normes, de la PAC, de l’Europe, des subventions, de charges administratives, des contraintes environnementales.  Le gouvernement a apporté des réponses – comme la suspension du plan Ecophyto et de ses normes qui a pu satisfaire les représentants des syndicats majoritaires – mais ce ne sont pas des mesures de simplification administrative qui vont répondre à cette crise. La question est plus vaste, plus diverse.
De plus, les nouvelles mesures sont vues comme des réponses mais elles peuvent parfois rajouter des contraintes. Ainsi, en créant de nouvelles mesures, on crée parfois de nouveaux rôles et on risque d’engendrer une surcharge physiologique et physique, car il en faut toujours plus pour un niveau de vie soutenable. Cette question du cumul des activités, des casquettes, est une question fondamentale en agriculture. Il y a une forme d’ubérisation, où on accepte que les agriculteurs ne vivent plus que des activités agricoles.

Comment se positionne la société face à ce mouvement ?

Les agriculteurs exercent un métier pas comme les autres, un métier de service public. Lorsque la colère était à son paroxysme, je regardais les commentaires. On pouvait voir un certain attachement à la figure de l’agriculteur. Mais les consommateurs, les citoyens, sont aussi ambivalents. Leur proximité avec le monde agricole s’étiole. Chacun, les consommateurs, les citoyens, les gens de la ruralité, a donc un rôle à jouer, une part à prendre.

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