Alors que la colère gronde dans les champs, Anne-Marie Filliat, éleveuse de chèvres laitières en agriculture biologique en Indre-et-Loire, dresse sa vision de la crise.
Lorsque les premiers panneaux des villes ont été retournés sur les routes de France pour visibiliser la fronde des agriculteurs fin 2023, et lorsque le mouvement a commencé à se structurer, Anne-Marie Filliat n’a pas hésité. Elle a rejoint le collectif : « J’étais d’accord avec l’idée qu’on marchait sur la tête. J’ai moi-même participé au retournement de panneaux dans ma commune. » Mais la suite des événements lui a laissé un goût amer, un sentiment de déception. « Visiblement, nous n’étions pas tous sur la même longueur d’onde », lâche-t-elle, désenchantée.
Crédit Earl Les Charmilles
A 40 ans, Anne-Marie Filliat est à la tête d’une exploitation de chèvres laitières, fondée en 2009 avec son mari, à Betz-le-Château, près de Loches, en Indre-et-Loire. L’agricultrice, fille d’éleveurs porcins, est revenue, après une période de salariat, sur la terre de son enfance. « L’élevage, c’était en moi », explique-t-elle, simplement.
Son exploitation – un système qui se situe entre l’intensif et l’extensif, selon ses mots – s’étend sur 137 hectares. On y trouve des prairies mais aussi des cultures de céréales et de protéagineux qui servent majoritairement à nourrir ses bêtes, environ 250 chèvres laitières, 75 chevrettes de renouvellement par an et une vingtaine de boucs pour l’insémination artificielle sur chaleurs naturelles. En 2023, la ferme produisait 880 kg de lait en moyenne par chèvre. Celui-ci est transformé en lait cru pour l’Appellation d’origine contrôlée sainte-maure-de-Touraine.
Installée dans un premier temps en conventionnel, l’agricultrice questionne ses pratiques au fil du temps. En 2017, le couple choisit de convertir l’exploitation en agriculture biologique. « Quand on est devenus parents, on a eu une prise de conscience. Quel est l’impact de nos cultures ? Que mangeons-nous ? Que laissons-nous à nos enfants ? Grâce à la ferme, nous avions des moyens d’agir. »
L’incompréhension face aux mesures anti-environnement
Fin janvier, le gouvernement répond à la colère agricole en revenant, entre autres, sur plusieurs mesures en faveur de l’environnement et de la biodiversité : suspension du plan Ecophyto visant à réduire de 50 % l’usage des pesticides d’ici 2030 dans l’attente d’un changement d’indicateur, placement des agents de l’Office français de la biodiversité sous la tutelle des préfets ou encore allégement de la réglementation sur les haies.
Le mouvement de protestation s’arrête et c’est la douche froide : « Le problème n’est pas réglé et il sera là de nouveau dans six mois, lance Anne-Marie Filliat. J’estime qu’ils [les manifestants et syndicats] ont laissé tomber leurs revendications [sur les conditions de travail, des prix rémunérateurs, etc.]. Ils ont arrêté de manifester quand le gouvernement a dit qu’il revoyait le plan Ecophyto. Mais le plan Ecophyto est là pour quelque chose : la santé des humains et la protection de l’environnement. Ils ont laissé tomber trop tôt, quand on leur a dit qu’on pourrait toujours produire plus. Selon moi, c’est voué à l’échec de produire comme cela, à tout-va. »
L’éleveuse déplore le manque de prise de conscience par la profession des conséquences sanitaires et environnementales de l’agriculture conventionnelle. Le mouvement ne s’est pas arrêté pour les bonnes raisons : « Ce ne sont pas des solutions qui englobent l’ensemble des agriculteurs », souligne celle qui a choisi d’opter pour les mesures agroenvironnementales. « Et je me sens bien dans mon système, celui que j’ai choisi. »
L’arrêt des manifestations signe également une rupture avec les syndicats : « Est-ce qu’ils nous ont oubliés [nous les agriculteurs qui produisons en bio] ? La FNSEA n’est plus du tout en accord avec ce qu’elle revendiquait au départ. En acceptant de se retirer, elle m’a mise de côté. » Non syndiquée, elle explique dialoguer avec les représentants de toutes les organisations, sans toutefois se sentir représentée. « Tant que les syndicats seront diviseurs, je ne m’y retrouverais pas. » Depuis, alors que le Salon de l’agriculture a ouvert ses portes le 24 février, des manifestations ont repris un peu partout sur le territoire.
Faire face à la crise du bio
Comme toute une filière, celle du bio, Anne-Marie Filliat affronte aussi une crise au sein de son exploitation depuis quelques temps. Et n’hésite pas à partager ses déboires. Dernièrement, l’agricultrice a dû se résoudre à vendre ses céréales dans le circuit conventionnel. « On me proposait de les stocker et d’attendre, mais je ne voulais pas rajouter au surstock qui existe déjà. Et puis, j’avais besoin de trésorerie dans l’été. » Cette fois, c’est la tristesse qui s’invite : « Ce n’est même pas une question de prix, c’est juste terrible de faire tous ces efforts pour que les grains finissent mélangés avec ceux du circuit conventionnel. »
Le long parcours de conversion de son exploitation charrie son lot de difficultés : les efforts financiers d’abord, avec le rachat des semences bio, la baisse de rendement et les emprunts qui, eux, « ne sont pas passés en bio » ; l’arrêt des traitements ensuite – « l’année où le nombre de chardons a explosé, il fallait être convaincu. ». Le couple embauche, aidé par l’aide à la conversion annuelle de 20 000 € de la PAC (Politique agricole commune).
Mais, au bout de cinq ans, lorsque les subventions diminuent de moitié, l’agricultrice doit licencier. « Au 31 décembre 2021, je pouvais tout payer mais je me suis rendu compte que je n’avais plus un rond pour moi. Les chiffres ont parlé d’eux même. On s’est regardé avec mon mari et on a dû prendre cette décision. Humainement, cela m’a coûté. » Autre coup dur, lorsque sa laiterie d’origine propose de passer son lait dans le circuit conventionnel. « Il n’y avait pas de prix pour le lait bio lorsqu’on a signé et lorsqu’on a découvert le prix, ce n’était pas rentable. On a dû s’en aller. »
Alors que la consommation de produits bio diminue en France, l’agricultrice regrette le manque de soutien des pouvoirs publics. Le gouvernement a annoncé fin janvier 50 millions d’euros – réhaussé à 90 millions il y a quelques jours – pour aider la filière bio. Un montant très insuffisant selon la Fédération nationale d’agriculture biologique. « Encore une enveloppe à se partager, ça ne marchera pas », évalue de son côté l’éleveuse. « L’agriculture bio devrait être cent fois plus soutenue. Le bio coûte cher à produire, mais ça a un bénéfice sur la santé. Derrière le bio, c’est de la main d’œuvre. On fait de notre mieux, on produit moins mais mieux. »
Loin de perdre espoir, Anne-Marie Filliat a décidé de batailler et de partir en lutte contre les croyances et les préjugés. « On m’a toujours taquiné sur le fait que le bio ne nourrissait pas la planète. Avec certains voisins, j’ai eu des conversations fortes, les croyances sont tenaces. On produit peut-être moins, mais on produit quand même et on vit de notre métier. Ma croyance à moi, c’est de me dire que si demain cette terre est cultivée en bio, elle sera plus fertile. A partir du moment où on fait revivre les sols, je pense qu’on peut nourrir bien plus de gens qu’on ne le croit. »
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