Comprendre la Terre et les humains qui l’accompagnent d’un geste

par | 4 Mar 2024

« Depuis les Champs » est un film-ovni qui entre curieusement en résonance avec la tourmente agricole que nous traversons. Thomas Baudre son réalisateur, a replongé dans sa Mayenne natale pour peindre le quotidien tout en nuance de sept familles agricoles du département. De la passion du métier aux gestes saisonniers, jusqu’à ses duretés économiques, tout y passe. 

Le film est sorti en 2019 et pourtant il sonne terriblement clair à nos oreilles aujourd’hui, alors que s’enlise le conflit agricole autour de l’invisibilisation des paysans et de leurs conditions de vie.

Thomas Baudre, jeune réalisateur d’animation, en a justement fait son coeur de travail, renouant après sa vie parisienne d’avec les prairies mayennaises de son enfance.

« J’étais pris de ce regret que ce que je connaissais du monde agricole était ce que l’on m’en disait depuis Paris, c’est à dire la télévision et internet ou les images que l’on me transmettait plus que par ma propre expérience sensible. Cette histoire m’était toute désignée, en quelque sorte. »

Entamé en 2016, et construit progressivement comme d’un mille-feuilles, ce film mêle cinéma d’animation, photographies argentiques et prises de vues directes.

« Je voulais travailler sur la problématique de l’image et de sa déformation dans les médias par rapport au monde agricole. Il me semblait pertinent de mélanger pas mal de techniques parce qu’on était dans une démarche expérimentale. »

L’aventure était lancée, Thomas a alors décidé d’acheter une mobylette pour traverser le département et naviguer de ferme en ferme pour y recueillir ses témoignages.

« J’étais un peu perdu alors je suis allé au lycée agricole de Laval et je me suis adressé à un enseignant en BTS qui m’a aidé à construire ce projet. J’ai rencontré ses étudiants et ils se sont proposés pour faire relais auprès d’agriculteurs de toute sorte et de différents profils, bio ou conventionnels, des hommes des femmes, des retraités, des enfants. »

Ce sont les étudiants qui l’ont guidé à sept familles différentes qui ont accepté le projet avec enthousiasme. Thomas leur a ainsi proposé de photographier leur quotidien avec des appareils photos jetables et a débuté leur relation sans les filmer, pour amorcer leur relation en douceur.

« J’ai beaucoup dessiné, j’avais des carnets de croquis et je prenais des notes pendant nos conversations pour ne pas avoir une approche trop violente, trop intrusive. Je voulais leur point de vue avec les appareils jetables,  pour ne pas tomber dans le panneau du média qui débarque avec son gros camion et bouscule tout au passage.»

Thomas leur a donc laissé le champ libre pour les photos. «  Certains ont photographié la modification du paysage en fonction des saisons, d’autres ont pris en photo leurs vaches pour les reconnaitre parmi toutes à la tâche près, et une famille de retraités m’a dit : ben nous, ça fait des années qu’on documente notre vie en photographiant la ferme. C’était une mine d’or, ils ont donc ouvert leur placard et on a fouillé ensemble ces trésors. » Chacun s’est ainsi emparé du projet et la relation entre le réalisateur et les familles s’est construite comme cela.

L’exercice s’est déroulé dans la lenteur, le temps de développement des photos, le temps de l’animation dessinée, rendant la relation plus juste et la plus sincère possible. 

Pour laisser place au point de vue de l’auteur que Thomas Baudre devenait au fil de la construction du film: « Tout est subjectif et je ne prétend aucunement montrer une vérité toute nue. Et de créer une vraie relation à deux, de montrer ma perception de ce monde là sans être un intrus était un des enjeux forts du film. Cest pour ça que le cinéma danimation est un excellent moyen de montrer le point de vue dun auteur sans abimer la réalité. »

Avec cette matière accumulée, un paysage s’est donc dessiné à travers la vie des familles, leur perception de l’agriculture, de la terre, leurs gestes anoblis par le film et les dessins. Au point de voir qu’il y avait une résonance entre les pratiques de la terre et celle du dessin, l’auteur souhaitant travailler l’image comme ils travaillent, en ramenant l’image au pigment le plus naturel.    

Le film propose ainsi un voyage à travers leur lien presque poétique aux arbres, au bocage à préserver, à leur rapport à lanimal, poules, vaches, cochons, et bien sûr aux questions économiques. « A travers la crise agricole que nous vivons et la disparition progressive des fermes et des paysans c’est aussi toute une disparition du geste. Un savoir-faire qui s’efface par la tertiarisation du monde agricole. De penser avec les mains est majeur. Et la perte de diversité des gestes conduit vers une division des communautés. »

 

La fin du film se fait plus abstraite et puissante par le dessin, les difficultés financières sont traitées par une manifestation devant chez Lactalis à Laval, avec des témoignages sonores importants sur les revendications – clairement en écho d’avec celles que nous entendons aujourd’hui: « Il y avait une gêne d’évoquer ce thème là. Ils ne voulaient pas forcement être filmés, avec une crainte de voir leurs contrats rompus parce qu’ils témoignaient, cette force des grands groupes derrière leur quotidien est perceptible. Je n’ai pas filmé par pudeur et respect des agriculteurs interrogés mais j’avais une matière sonore nécessaire pour le film, pour ramener cet élément indispensable de leurs enjeux vitaux. »

 

La trajectoire des sept familles finit de se dessiner à la lueur de ces remparts à franchir, et de ces dures réalités que traverse l’ensemble du monde agricole. Et la nuance poétique amène un charme qui finit d’opérer sur le film. Cela fait mouche.

Depuis les Champs, Réalisation Thomas Baudre.

Le film continue sa vie de projections en salles actuellement.

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