Raconter l’histoire de ses voisins pour raconter l’histoire du monde

Raconter l’histoire de ses voisins pour raconter l’histoire du monde

Habitué aux documentaires sociaux à succès, Gilles Perret consacre son dernier film à ses voisins, « La ferme des Bertrand ». Transmission, appellation d’origine contrôlée, pénibilité, robotisation : ce portrait tendre évoque de multiples enjeux agricoles.

« Les spectateurs sont surpris de voir un film positif sur l’agriculture, avec des paysans qui sont bien dans ce qu’ils sont. » Gilles Perret est de retour dans les salles de cinéma, avec le film La ferme des Bertrand, qui sort le 31 Janvier prochain. Après avoir réalisé plusieurs documentaires sociaux remarqués, seul (La sociale, les Jours heureux, etc.), ou avec le député-reporter François Ruffin (J’veux du soleil, Debout les femmes !), le voilà de retour dans « sa » Haute-Savoie, à laquelle il a déjà consacré plusieurs films. Cette fois, il réalise une œuvre on ne peut plus locale, vu qu’il documente la ferme voisine « située à moins de cent mètres de chez moi », à laquelle il avait déjà consacré son premier film « Trois frères pour la vie », il y a vingt-cinq ans. « En 1997, certains se moquaient de moi parce que je faisais un film sur mes voisins. Je répondais qu’en racontant l’histoire de mes voisins, je pouvais raconter l’histoire du monde. J’en reste persuadé. » Et c’est vrai que ses autres films haut-savoyards, sur la résistance (Walter, retour en résistance), l’industrie du décolletage (Ma mondialisation) ou les fermetures d’usines (Reprise en main) documentent aussi joliment « l’histoire du monde ».

Gilles Perret

Copyright Laurent Cousin

Pour cette fois-ci, la Ferme des Bertrand est un film à trois étages historiques. Avec des images de 2022, de 1997 et de de 1972. À cette époque, Gilles Perret avait quatre ans, mais un réalisateur connu, Marcel Trillat, avait filmé les Bertrand pour une association qui s’appelait « Télé promotion rurale » diffusant des documentaires sur France 3 le samedi après-midi, pour que les paysans puissent regarder. Si Gilles Perret se souvenait de ce film « parce que la télé qui débarquait dans notre hameau complètement perdu, ça avait été un sacré événement ! », il a par contre galéré pour retrouver les images, qui s’étaient « perdues » dans les archives départementales de l’Isère…

En 1972, la ferme des Bertrand, c’était trois frères « vieux garçons », trimant pour continuer à faire vivre l’exploitation familiale. En 1997, pour le premier film de Gilles Perret, les trois frères étaient en train de transmettre à un de leur neveu, Patrick, et à sa femme Hélène. Aujourd’hui, cette dernière est en train de partir à la retraite, laissant les rênes de la ferme à ses deux fils Marc et Alex.

C’est donc un film sur ce grand enjeu agricole de la transmission, mais pas seulement. Gilles Perret a aussi à cœur de montrer une « agriculture moyenne qui fonctionne bien », qui est très peu documentée, les films s’intéressant souvent soit aux « très grosses fermes, qui dirigent l’agriculture et dealent avec Monsanto », soit aux néo-ruraux et autres « structures alternatives, qui restent très marginales par rapport à la quantité de nourriture que l’agriculture française produit ». Malgré les difficultés et astreintes quotidiennes, Marc et Alex passent pour des agriculteurs presque heureux (c’est assez rare aujourd’hui !), et en tous cas conscients de bénéficier de certains avantages, notamment de pouvoir gérer leur temps avec plus de souplesse que des salariés « normaux », comme le 

to 6 LA FERME DES BERTRAND

Copyright Laurent Cousin

remarque Gilles Perret : « Dans l’industrie et dans l’économie de services, les conditions de travail et les ambiances au boulot sont devenues souvent plus pénibles que ce que connaissent les agriculteurs. » Alex a ainsi fait le choix de quitter son boulot d’avant, sans travail en soirée ou le week-end, pour revenir à la ferme…. Il faut dire aussi, que pour relativiser ce constat décalé dans une époque où plus d’un agriculteur se suicide chaque jour, les Bertrand ont la « chance » d’être dans la zone d’appellation d’origine contrôlée (AOC) du Reblochon, ce qui leur permet de vendre leur lait deux fois plus cher que, par exemple, en Normandie. « Si la libre concurrence y régnait, il y a longtemps que toutes ces fermes auraient disparu et le territoire serait en friche » affirme le réalisateur, qui trouve aussi que cette AOC a des avantages écologiques « pas loin du bio » : obligation de produire sur la zone géographique, interdiction d’importer du foin, interdiction de l’ensilage, etc. Revers de la médaille de l’AOC : les fermes se vendent extrêmement cher.

LA FERME DES BERTRAND

Copyright Laurent Cousin

Sur un autre grand enjeu agricole d’aujourd’hui, la robotisation, par contre, pas de cahier de charge particulier. C’est aussi des aspects centraux du film, qui évoque l’évolution de la pénibilité sur un demi-siècle en agriculture et qui s’ouvre sur l’arrivée des robots de traite dans la ferme, permettant de « pallier » au départ à la retraite d’Hélène. Une « innovation » que les Bertrand acceptent avec une sorte de résignation pragmatique et que Gilles Perret n’a pas voulu « juger » : « On pourrait critiquer l’arrivée des robots, qui serait la marque du productivisme ou de la déshumanisation. Mais quand Hélène dit qu’elle a les épaules et les mains défaites et que les robots la remplaceront avantageusement, de quel droit les juger ? Je ne me sens pas légitime pour savoir si c’est bien d’installer des robots ou pas.»

Si le réalisateur est lucide sur les effets néfastes de la robotisation dans l’industrie, « permettant d’augmenter les cadences et les objectifs de production, ce qui fait que les conditions de travail se sont quand même dégradées psychologiquement et physiquement », il constate que pour le cas de la ferme des Bertrand, « pour une fois, cette robotisation, faite avec vigilance, améliore leur sort. Par contre, là où la ferme générait trois salaires sur 100 hectares, il n’y en aura désormais plus que deux. C’est une des conséquences de l’arrivée des robots, comme dans tous les autre secteurs d’activité  ».

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